économie

Des milliards envolés : le lourd tribut numérique que l'Europe verse aux États-Unis

Sans un réveil brutal et immédiat, l'Europe signera sa mise sous tutelle numérique définitive pour des décennies.

Publié le
2/5/25
, mis à jour le
2/5/25
May 2, 2025

Malgré ses ambitions affichées, l'Europe reste dramatiquement dépendante des grandes plateformes numériques américaines. Pour la première fois, une étude chiffre cette dépendance : elle se compte en centaines de milliards par an, en perte de croissance, d'emploi et de souveraineté technologique. Le constat est brutal, l'urgence est totale. Plongée au cœur d'un déficit silencieux qui menace l'avenir du Vieux Continent.

Chaque matin, dans notre vie professionnelle comme privée, nos gestes numériques trahissent une réalité implacable : nous utilisons Gmail pour écrire, Google pour chercher, Facebook pour réseauter, Amazon pour acheter, Microsoft pour travailler. Rarement nous réalisons à quel point, dans cet usage devenu réflexe, nous participons à un gigantesque transfert de valeur hors de notre continent. Ce phénomène a désormais un coût chiffré : plusieurs centaines de milliards d'euros par an. Plus qu’un simple déséquilibre commercial, il s'agit d'une saignée économique insidieuse qui pèse sur la croissance européenne, bride son innovation et met durablement en péril sa souveraineté.

Car c'est bien là que le bât blesse : cette dépendance numérique n'est pas seulement une affaire de déficit économique ; elle touche directement à la capacité de l'Europe à défendre ses intérêts, à protéger ses données, à planifier son futur. Dans le numérique, comme dans l'énergie ou la défense, ne pas être maître des outils, c'est devenir vulnérable. L'étude dont tout le monde parle désormais ne laisse pas place au doute : le Vieux Continent est, année après année, réduit à l'état de colonie numérique.

Un déficit aussi massif que méconnu

Le déficit du commerce numérique européen est abyssal : il atteint 110 milliards d'euros en 2023 selon le rapport. En d'autres termes, l'Europe importe bien plus de services et de technologies numériques qu'elle n'en exporte. Derrière ce chiffre se cache la domination sans partage de quelques géants américains - les fameux GAFAM, auxquels s'ajoutent d'autres titans comme Netflix, Salesforce ou Uber - qui captent l'essentiel des dépenses publicitaires en ligne, des services cloud, des solutions logicielles utilisées par nos entreprises.

Pour le dire crûment : une PME allemande qui héberge ses données sur AWS (Amazon Web Services), une start-up française qui utilise Google Cloud, une grande entreprise italienne qui dépense son budget marketing entier chez Meta pour ses campagnes Instagram contribuent toutes à nourrir ce déficit colossal. À chaque contrat signé, à chaque abonnement renouvelé, une part de richesse quitte le territoire européen.

Un écosystème local anémique

Pourquoi l’Europe ne dispose-t-elle pas de plateformes alternatives capables de rivaliser ? La réponse est multiple : retard dans la prise de conscience stratégique, sous-investissement chronique dans les infrastructures numériques critiques, fragmentation des marchés numériques européens par des législations nationales peu harmonisées, incapacité à créer de véritables champions continentaux par excès de réglementation sur la concurrence.

L’histoire est implacable. Lorsque Google amorçait sa percée à la fin des années 1990, l'Europe regardait ailleurs. Quand Amazon se lançait dans le cloud dès 2006, aucune initiative d'ampleur ne naissait sur notre sol. Plus récemment encore, les tentatives comme Gaia-X, censées construire un cloud souverain européen, patinent lamentablement faute de vision commune et de coordination efficace entre États membres.

Les rares succès - Spotify, Adyen, ou Dassault Systèmes - confirment la règle : il existe du talent et de l'innovation en Europe, mais ni la masse critique, ni les instruments de financement et de protection ne sont à la hauteur pour transformer ces talents en géants mondiaux.

Innovation décapitée, emplois sacrifiés

Cette dépendance génère un impact en chaîne délétère. Première conséquence : la perte de capacité d'innovation. À long terme, ne pas maîtriser les plateformes revient à ne pas maîtriser l'orientation technologique du futur. Ce sont les géants américains qui fixent aujourd'hui les grands standards du numérique – de l'intelligence artificielle aux métavers – reléguant l'Europe au rôle de suiveur.

Sur le front de l'emploi, le coût est tout aussi effarant. L'étude évoque la perte directe et indirecte de plusieurs centaines de milliers d'emplois industriels sur les dix dernières années. À chaque fois qu'une entreprise européenne sous-traite ses besoins numériques à une firme américaine, ce sont aussi des emplois d'informaticiens, d'ingénieurs, de techniciens qui échappent à notre territoire. Faute d'alternatives locales, les écosystèmes d'emploi high-tech restent dramatiquement sous-dimensionnés.

Une souveraineté sous perfusion

Il y a enfin, et surtout, un enjeu de souveraineté. Confier ses données à Microsoft, planifier sa logistique via Amazon, organiser ses communications via Google, ce n'est pas neutre. Cela revient à dépendre d’acteurs soumis aux lois extraterritoriales américaines comme le CLOUD Act, qui autorisent Washington à ordonner l'accès aux données détenues par des entreprises américaines, même si elles sont stockées en Europe.

La cybersécurité en pâtit gravement. Comment garantir la protection des données sensibles des administrations publiques, des hôpitaux, voire du secteur de la défense, lorsque l’infrastructure elle-même est sous contrôle non-européen ? Comment bâtir une économie numérique résiliente si ses fondations reposent sur des serveurs et des logiciels qui échappent à notre juridiction ?

La crise géopolitique actuelle, notamment la guerre en Ukraine, a ravivé l'expérience amère de la dépendance énergétique vis-à-vis du gaz russe. Le numérique pourrait être la prochaine bombe à retardement si l'Europe tarde à agir.

Que faire pour sortir de la nasse ?

Le rapport propose plusieurs pistes, mais toutes convergent vers un même diagnostic : seule une mobilisation massive et rapide permettra de redresser la situation. Il faut investir massivement dans l'innovation numérique européenne : financement public ciblé, fonds souverains technologiques, soutien aux startups et scale-ups, coups de pouce aux licornes locales pour éviter qu'elles ne soient rachetées par des capitaux étrangers à peine devenues rentables.

Il faut aussi une protection réglementaire intelligente, qui concilie ouverture du marché et intérêt stratégique : réguler sans étrangler, mais aussi imposer des normes favorables aux acteurs européens, à l'image de ce que les États-Unis et la Chine pratiquent sans complexe.

Enfin, il conviendra de cultiver le réflexe du patriotisme numérique chez les entreprises et les administrations, en valorisant les solutions européennes lorsqu’elles existent, en stimulant leur adoption, en acceptant parfois même de "payer plus cher" à court terme pour conserver la maîtrise à long terme.

Le temps presse, avertissent les experts. À mesure que l'intelligence artificielle générative, le Web3 et l'Internet spatial redéfinissent l'ordre numérique mondial, le risque est immense de voir le fossé technologique actuel se muer en gouffre infranchissable.

Rêver d'une Silicon Valley européenne n'est peut-être pas réaliste à court terme. Mais construire une Europe numérique forte, capable de décider par elle-même, est une question de survie. Car en définitive, "gouverner, c'est prévoir", dit le dicton. Ne pas reconquérir notre souveraineté numérique reviendrait à accepter de n'être plus qu'une périphérie sous influence. Et cette facture-là, ni nos économies, ni nos démocraties ne pourraient longtemps la payer.

Animé par la mission de rendre la finance et l'économie plus claires et accessibles, Tristan aide à décrypter les tendances complexes et à explorer des voies alternatives pour répondre aux enjeux globaux de demain. Expert en finance durable, économie et transition énergétique, il partage ses analyses pour participer à la prise de conscience des enjeux et au progrès sociétal.

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Des milliards envolés : le lourd tribut numérique que l'Europe verse aux États-Unis

Publié le
May 2, 2025
, mis à jour le
2/5/25
May 2, 2025

Malgré ses ambitions affichées, l'Europe reste dramatiquement dépendante des grandes plateformes numériques américaines. Pour la première fois, une étude chiffre cette dépendance : elle se compte en centaines de milliards par an, en perte de croissance, d'emploi et de souveraineté technologique. Le constat est brutal, l'urgence est totale. Plongée au cœur d'un déficit silencieux qui menace l'avenir du Vieux Continent.

Chaque matin, dans notre vie professionnelle comme privée, nos gestes numériques trahissent une réalité implacable : nous utilisons Gmail pour écrire, Google pour chercher, Facebook pour réseauter, Amazon pour acheter, Microsoft pour travailler. Rarement nous réalisons à quel point, dans cet usage devenu réflexe, nous participons à un gigantesque transfert de valeur hors de notre continent. Ce phénomène a désormais un coût chiffré : plusieurs centaines de milliards d'euros par an. Plus qu’un simple déséquilibre commercial, il s'agit d'une saignée économique insidieuse qui pèse sur la croissance européenne, bride son innovation et met durablement en péril sa souveraineté.

Car c'est bien là que le bât blesse : cette dépendance numérique n'est pas seulement une affaire de déficit économique ; elle touche directement à la capacité de l'Europe à défendre ses intérêts, à protéger ses données, à planifier son futur. Dans le numérique, comme dans l'énergie ou la défense, ne pas être maître des outils, c'est devenir vulnérable. L'étude dont tout le monde parle désormais ne laisse pas place au doute : le Vieux Continent est, année après année, réduit à l'état de colonie numérique.

Un déficit aussi massif que méconnu

Le déficit du commerce numérique européen est abyssal : il atteint 110 milliards d'euros en 2023 selon le rapport. En d'autres termes, l'Europe importe bien plus de services et de technologies numériques qu'elle n'en exporte. Derrière ce chiffre se cache la domination sans partage de quelques géants américains - les fameux GAFAM, auxquels s'ajoutent d'autres titans comme Netflix, Salesforce ou Uber - qui captent l'essentiel des dépenses publicitaires en ligne, des services cloud, des solutions logicielles utilisées par nos entreprises.

Pour le dire crûment : une PME allemande qui héberge ses données sur AWS (Amazon Web Services), une start-up française qui utilise Google Cloud, une grande entreprise italienne qui dépense son budget marketing entier chez Meta pour ses campagnes Instagram contribuent toutes à nourrir ce déficit colossal. À chaque contrat signé, à chaque abonnement renouvelé, une part de richesse quitte le territoire européen.

Un écosystème local anémique

Pourquoi l’Europe ne dispose-t-elle pas de plateformes alternatives capables de rivaliser ? La réponse est multiple : retard dans la prise de conscience stratégique, sous-investissement chronique dans les infrastructures numériques critiques, fragmentation des marchés numériques européens par des législations nationales peu harmonisées, incapacité à créer de véritables champions continentaux par excès de réglementation sur la concurrence.

L’histoire est implacable. Lorsque Google amorçait sa percée à la fin des années 1990, l'Europe regardait ailleurs. Quand Amazon se lançait dans le cloud dès 2006, aucune initiative d'ampleur ne naissait sur notre sol. Plus récemment encore, les tentatives comme Gaia-X, censées construire un cloud souverain européen, patinent lamentablement faute de vision commune et de coordination efficace entre États membres.

Les rares succès - Spotify, Adyen, ou Dassault Systèmes - confirment la règle : il existe du talent et de l'innovation en Europe, mais ni la masse critique, ni les instruments de financement et de protection ne sont à la hauteur pour transformer ces talents en géants mondiaux.

Innovation décapitée, emplois sacrifiés

Cette dépendance génère un impact en chaîne délétère. Première conséquence : la perte de capacité d'innovation. À long terme, ne pas maîtriser les plateformes revient à ne pas maîtriser l'orientation technologique du futur. Ce sont les géants américains qui fixent aujourd'hui les grands standards du numérique – de l'intelligence artificielle aux métavers – reléguant l'Europe au rôle de suiveur.

Sur le front de l'emploi, le coût est tout aussi effarant. L'étude évoque la perte directe et indirecte de plusieurs centaines de milliers d'emplois industriels sur les dix dernières années. À chaque fois qu'une entreprise européenne sous-traite ses besoins numériques à une firme américaine, ce sont aussi des emplois d'informaticiens, d'ingénieurs, de techniciens qui échappent à notre territoire. Faute d'alternatives locales, les écosystèmes d'emploi high-tech restent dramatiquement sous-dimensionnés.

Une souveraineté sous perfusion

Il y a enfin, et surtout, un enjeu de souveraineté. Confier ses données à Microsoft, planifier sa logistique via Amazon, organiser ses communications via Google, ce n'est pas neutre. Cela revient à dépendre d’acteurs soumis aux lois extraterritoriales américaines comme le CLOUD Act, qui autorisent Washington à ordonner l'accès aux données détenues par des entreprises américaines, même si elles sont stockées en Europe.

La cybersécurité en pâtit gravement. Comment garantir la protection des données sensibles des administrations publiques, des hôpitaux, voire du secteur de la défense, lorsque l’infrastructure elle-même est sous contrôle non-européen ? Comment bâtir une économie numérique résiliente si ses fondations reposent sur des serveurs et des logiciels qui échappent à notre juridiction ?

La crise géopolitique actuelle, notamment la guerre en Ukraine, a ravivé l'expérience amère de la dépendance énergétique vis-à-vis du gaz russe. Le numérique pourrait être la prochaine bombe à retardement si l'Europe tarde à agir.

Que faire pour sortir de la nasse ?

Le rapport propose plusieurs pistes, mais toutes convergent vers un même diagnostic : seule une mobilisation massive et rapide permettra de redresser la situation. Il faut investir massivement dans l'innovation numérique européenne : financement public ciblé, fonds souverains technologiques, soutien aux startups et scale-ups, coups de pouce aux licornes locales pour éviter qu'elles ne soient rachetées par des capitaux étrangers à peine devenues rentables.

Il faut aussi une protection réglementaire intelligente, qui concilie ouverture du marché et intérêt stratégique : réguler sans étrangler, mais aussi imposer des normes favorables aux acteurs européens, à l'image de ce que les États-Unis et la Chine pratiquent sans complexe.

Enfin, il conviendra de cultiver le réflexe du patriotisme numérique chez les entreprises et les administrations, en valorisant les solutions européennes lorsqu’elles existent, en stimulant leur adoption, en acceptant parfois même de "payer plus cher" à court terme pour conserver la maîtrise à long terme.

Le temps presse, avertissent les experts. À mesure que l'intelligence artificielle générative, le Web3 et l'Internet spatial redéfinissent l'ordre numérique mondial, le risque est immense de voir le fossé technologique actuel se muer en gouffre infranchissable.

Rêver d'une Silicon Valley européenne n'est peut-être pas réaliste à court terme. Mais construire une Europe numérique forte, capable de décider par elle-même, est une question de survie. Car en définitive, "gouverner, c'est prévoir", dit le dicton. Ne pas reconquérir notre souveraineté numérique reviendrait à accepter de n'être plus qu'une périphérie sous influence. Et cette facture-là, ni nos économies, ni nos démocraties ne pourraient longtemps la payer.

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